En tant que critique spécialisé sur les vins de Bordeaux, j’avoue ne pas m’intéresser aux seconds vins. Nombres d’entre eux sont insuffisamment qualitatifs, tantôt trop fluides pour représenter dignement leurs appellations, tantôt trop secs pour donner envie de les acheter, les garder et les boire. Ces seconds vins sont une sorte de second marché pour des consommateurs qui n’y connaissent pas grand-chose et se rassurent en achetant un nom associé à une marque connue. Les marchands et producteurs ont compris leur ignorance et peu ou prou s’en servent. Ils ne les aident en rien pour y voir clair. A tel point que souvent le nom du second vin choisi, tout comme le design de l’étiquette sont si proches du premier vin qu’ils représentent une véritable source de confusion. Un jour dans une dégustation de Pessac-Léognan, je trouvais un vin faible. Je regarde l’étiquette et vois marqué Olivier. J’étais très déçu avant de me rendre compte que ce n’était pas le château Olivier, mais simplement Olivier le nom du second vin. Depuis le château Olivier a modifié le nom de son second vin.
Pourtant les seconds vins sont nécessaires dans la production des vins de qualité. (Par qualité, j’entends des vins qui possèdent du corps, de la matière en bouche et de la complexité). A Bordeaux, un château a le droit de vendre toute la production sous le nom de son domaine. Or, tous les producteurs connaissent le caractère inégal des lots représentants leurs récoltes avant son assemblage. Certains sont meilleurs que d’autres. Mélanger les moins bons avec les bons abaisse toujours la qualité. Dans la gestion d’un vignoble, 2 à 4 % de la superficie est fréquemment replantée pour garder les vignes en bon état. Les lots moins bons proviennent de jeunes vignes qui ne donnent pas la densité et la concentration des plus vieilles ; ou encore de parcelles anciennes plantées sur des sols moins favorables, ou de cépages n’ayant pas bien réussi selon le climat du millésime. Que faire de ces vins ? Créer une seconde marque qui se distinguera de la première en ne portant pas le nom de château sur l’étiquette. Ainsi chaque cru a le droit de produire sur son domaine deux vins aux noms différents. Le second se reconnaît toujours par l’absence de la mention château devant : par exemple Clos du Marquis, second vin du château Léoville Las Cases et non pas Château Clos du Marquis.
Cette nécessité de sélectionner pour ne retenir que le meilleur a toujours été une étape majeure dans l’élaboration de la qualité. A château Margaux par exemple, une seconde sélection existe depuis le 19e siècle. Pavillon rouge, le second vin, naît en 1908. Par le passé, ces lots moins bons étaient vendus en vrac, sans identité de lieu, mais avec le nom de l’appellation. Cela permettait à des négociants de faire des assemblages qu’ils vendaient sous une marque portant leur nom. Par exemple le Pauillac ou le Haut-Médoc de la Baronnie. Dans les années 1990-2000, le marché des vins de marque générique a chuté. Le consommateur cherchait des références. Le négoce bordelais a cessé d’élaborer des vins de marque pour se recentrer sur la vente plus juteuse des crus connus. Les propriétés ont préféré vendre sous leur nom des vins vendus jusqu’alors anonymement au négoce sur la base du prix en vigueur pour le tonneau (quatre barriques) sur chaque appellation. Pour eux aussi, la rentabilité était meilleure.
Toutefois mettre une belle étiquette sur une bouteille ne suffit pas. Encore faut-il que le vin soit à la hauteur. François Xavier Borie produit au château Grand Puy Lacoste un second vin appelé Lacoste Borie. Il a toujours veillé à ne pas le faire avec tout ce qu’il ne voulait pas dans le Grand Puy Lacoste. Par exemple, il se refuse de mettre tous les vins de presse, trop tanniques, parfois durs et secs dans le Lacoste Borie, pour le garder agréable à boire. Ainsi, produire un bon second vin nécessite une troisième sélection. Et pour en produire une troisième de bon niveau, il en faut encore une quatrième, etc… Une exigence que tous les producteurs par appât du gain ou manque de savoir-faire n’ont pas. En ce sens, beaucoup de seconds vins ne représentent en rien le premier. Par exemple, j’aime la douceur tactile de Pichon Comtesse de Lalande. Je pourrais imaginer la retrouver dans son second vin « La Réserve de la Comtesse ». C’est loin d’être le cas.
Il n’existe que très peu de seconds vins capables de partager une communauté de style avec leurs aînés et présentant une réelle personnalité. On ne peut pas leur demander d’être aussi profonds que le premier vin. Par définition, si ces lots étaient aussi bons, ils passeraient dans l’assemblage du premier. Par contre, rien n’interdit aux producteurs d’avoir plus de considération pour leur second vin et les faire agréables, très fruités, avec de la chair, des tannins sans sècheresse et pourquoi pas une personnalité. C’est possible si les propriétaires veulent s’en donner la peine et ne considèrent plus le second vin comme « la poubelle » du premier. D’ailleurs le marché reconnaît leur démarche positive. (voir Les Fiefs de Lagrange, La Croix de Beaucaillou, Clos du Marquis, Pavillon rouge, Alter Ego sur la rive gauche et sur la rive droite Carillon de l’Angélus, Duo de la Conseillante, La Petite Eglise, Virginie de Valandraud, les derniers millésimes de La Chapelle d’Ausone et de Petit Cheval). Le Pauillac de château Latour, troisième vin, n’est pas élaboré comme les Forts de Latour ou même Latour. Il a une identité propre, basée sur la vision des professionnels qui l’élaborent. Il est vinifié dans d’autres perspectives, avec moins d’extractions tanniques, un autre élevage dans le bois. Il contient aussi plus de merlot dans l’assemblage vis-à-vis des Forts de Latour ou de Latour pour gagner en douceur immédiate, alors que les deux autres vins sont à attendre. C’est un troisième vin pensé au lieu d’être vécu comme un résidu de ce qui ne peut aller ni dans le second ni dans le premier vin. Idem pour Alter Ego de Palmer, qui représente aujourd’hui la démarche la plus aboutie d’une recherche intelligente et juste pour offrir un second vin noble. A tel point que Thomas Duroux, manager de Palmer, réfute le nom de second vin et préfère parler d’un autre vin élaboré par Château Palmer.
Un autre aspect me gêne dans la grande majorité des seconds vins : l’absence de notion de millésime. En 2009 et 2010, grandes années, je suis frappé de constater que le niveau qualitatif moyen des seconds vins ne monte pas. Et pour cause ! Si un lot est très bon, il passe dans le premier vin vendu à un prix bien supérieur. Donc, pourquoi acheter tel ou tel millésime d’un second vin ? Je conseillerai plutôt des crus appliqués et moins connus.
Seuls quelques crus célèbres vendant leur second vin cher raisonnent à leur sujet comme avec leur première marque. S’ils possèdent un lot qu’ils jugent presque à la hauteur du premier vin, ils le déclassent dans le second. Ce faisant, ils gagnent sur tous les tableaux. Premièrement ils améliorent leur premier vin en n’y ajoutant pas un lot 100% digne. Ainsi leur première marque reste dans la compétition mondiale pour avoir les plus hautes faveurs de la critique. Deuxièmement, ils améliorent aussi la qualité de leur second vin en y ajoutant un lot jugé presque digne de la qualité du premier. En général ces crus produisent moins de 50 % de premier vin tandis que d’autres sont à 80 % de premier et 20 % de second. Bien entendu le fait de porter un nom déjà célèbre aide à compenser cette sélection drastique en vendant cher le second vin. Le dernier exemple en date concerne la montée en flèche de la qualité de Pavillon rouge 2009 et 2010. Ce n’est pas un hasard. Le public ne le sait pas encore, mais il existe depuis 2009 un troisième vin à château Margaux non disponible encore sur le marché. Il a permis de sélectionner de plus beaux lots pour Pavillon Rouge et surtout d’augmenter la proportion de cabernet sauvignon dans son assemblage. Cette belle et nouvelle construction resplendit dans le remarquable 2010.
En conclusion mes dégustations soulignent le caractère très hétérogène des seconds vins à Bordeaux. Certains affichent un très bon niveau quand d’autres ne sont que des attrapes nigauds. Dans leur grande majorité, ils devraient être meilleurs, plus savoureux, plus excitants et montrer que Bordeaux sait produire des vins de plaisir, des vins évidents, de suite agréable, à côté des vins de garde plus mystérieux et impénétrables jeunes sans éducation. Un marché qui lui échappe cruellement.
Jean-Marc Quarin Bordeaux wine critic